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littérature française - Page 132

  • Avec les mains

    « Et les mains ? Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons : et que ne faisons-nous pas, avec une infinie variété rivalisant avec [celle] de la langue ? » 

    Montaigne, Les Essais, Livre II, chapitre XII 

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    La sculpture française au XVIe siècle (détail de la couverture)

    Et pour qui voudrait comparer avec le texte original en moyen français :

     

    « Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. » 

  • Montaigne au passage

    La millième page des Essais tournée, je m’y arrête avant les trois cents qui restent de ce qu’il appelle son entreprise tantôt « épineuse », tantôt « sotte », « cet enfant-ci ». Les passages où Montaigne se décrit, au physique et au moral, je les garde pour une autre fois. C’est le fil conducteur de ces Essais où il veut donner à son portrait le mouvement de la vie. « Je ne peins pas l’être, je peins le passage, non un passage d’un âge à un autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. » 

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    Mon premier contact avec Montaigne

    « Quant à moi, j’estime que nos âmes se sont développées à vingt ans comme elles doivent le faire et qu’elles promettent tout ce dont elles sont capables. Jamais une âme qui n’a pas donné à cet âge des arrhes bien évidentes de sa force n’en a donné, depuis, la preuve. » (Livre I, « Sur l’âge ») Jamais ? Voilà qui me rappelle Milton : « La jeunesse montre l’homme comme le matin montre le jour. »

     

    Montaigne reconnaît la complexité des êtres, l’inconstance de nos actions : « Nous sommes entièrement [faits] de lopins, et d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment joue son jeu. Et il y a autant de différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui. « Magnam rem puta unum hominem agere. » [Sois persuadé qu’il est très difficile d’être toujours un seul et même homme] ajoute-t-il en citant Sénèque.

     

    Au sujet des femmes, ses jugements me heurtent. Elles sont « toujours naturellement portées à être en désaccord avec leurs maris », « elles s’aiment le mieux quand elles ont le plus de tort », c’est « la faiblesse ordinaire du sexe ». Le chapitre « Sur trois femmes valeureuses »« Il n’en existe pas par douzaines, comme chacun sait (…) » – rend hommage à trois épouses qui se sacrifient pour accompagner leurs maris dans la mort.

     

    Dans « Sur trois sortes de relations sociales », Montaigne conseille aux femmes de se contenter de faire valoir « leurs richesses naturelles » : « C’est qu’elles ne se connaissent pas assez : le monde n’a rien de plus beau ; c’est à elles qu’il appartient d’honorer les arts et d’embellir ce qui est beau. Que leur faut-il [d’autre] que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont et ne savent que trop pour cela. (…) Si toutefois elles sont ennuyées de nous le céder en quoi que ce soit et si elles veulent par curiosité avoir accès aux livres, la poésie est une occupation qui convient bien à  leur besoin : c’est un art léger et subtil, paré, tout en paroles, tout en plaisir, tout en parade, comme elles. » Sans commentaire.

     

    « Sur des vers de Virgile », où il est question de la sexualité et du mariage, contient cet aveu qui tempère de tels préjugés : « Nous sommes presque en tout, des juges iniques des femmes, comme elles le sont des nôtres. » Et enfin, « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés dans un même moule : à part l’éducation et la coutume, la différence entre eux n’est pas bien grande. »

     

    A propos d’éducation, justement, Montaigne estime que « seules l’humilité et la soumission peuvent façonner un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun le soin de connaître où est son devoir ; il faut le lui prescrire, et non laisser à sa fantaisie [le droit] de le choisir : autrement, selon la faiblesse et la variété infinie de nos raisons et de nos opinions, nous nous forgerions finalement des devoirs qui nous conduiraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicure. »

     

    « Sur les livres » éclaire le rôle de la lecture pour Montaigne. Il rappelle que ce qu’il écrit, ce sont ses idées personnelles, et non des connaissances à transmettre, tâche qu’il laisse aux savants. Aussi avance-t-il au hasard : « Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire, irrégulier comme il est. » – « Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pour une honnête distraction, ou, si j’étudie, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même – et une science qui m’apprenne à bien mourir et à bien vivre. »

     

    La mort, « remède à tous les maux »,  Montaigne en parle assez souvent.  « La mort la plus volontaire, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. » (Une coutume de l’île de Zéa) Mais tous les sujets de la vie courante l’inspirent : l’ivrognerie, la fainéantise, la conscience, la cruauté, la gloire, le courage, la colère, la médecine (il se fie plus à la nature qu’aux médecins)…

     

    Les expressions imagées de Montaigne sont le sel de la lecture (sans doute bien davantage dans le texte original, André Lanly les signale en bas de page quand il n’a pu les laisser). En voici deux exemples : « Je n’ai nullement étudié pour faire un livre, mais j’ai quelque peu étudié parce que je l’avais fait, si c’est étudier que d’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre, nullement pour former mes opinions, mais bien pour les assister, formées [qu’elles sont] depuis longtemps, pour les seconder et les servir. »

     

    « Surtout, c’est bien faire le sot, à mon gré, que de faire [l’homme] entendu parmi ceux qui ne le sont pas, de parler toujours tendu, favellar un punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette]. »

  • Salut, fils

    Chalandon poche.jpg« – Salut, fils, a dit Tyrone.
    Mon traître avait entendu la fermeture éclair. Il ne m’a pas regardé. Il a ouvert le bras pour prendre mon épaule. Je suis venu à lui. Il fumait. Il m’a serré en frère. Comme il le faisait lorsque j’allais mal. Lorsque j’avais peur, quand je doutais de tout, quand parfois je croyais la guerre inutile ou perdue. Nous étions comme ça, à deux, face au lac, au milieu de son Irlande et sous son ciel. Il m’a pris par l’épaule. Il n’a rien dit, d’abord. Il a laissé le vent, la lumière effleurer les collines, les murets de pierres plates. Sa main, lourde sur mon épaule, ses yeux clos. Je l’ai regardé. J’étais fier. De sa confiance, surtout. »

    Sorj Chalandon, Mon traître

  • Irlandais de coeur

    Publié six ans avant Le quatrième mur, Mon traître (2007) de Sorj Chalandon est déjà un roman hanté par la guerre, ici celle de l’IRA, mais il ne faudrait pas l’y réduire : c’est d’abord une histoire d’amitié, celle d’Antoine, un luthier français, pour des Irlandais dont l’accueil, le combat, les manières d’être, lui font battre le cœur, et d’une trahison. 

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    « Mon traître », d’après Mon traître et Retour à Killybegs de Sorj Chalandon au Théâtre des Bouffes du Nord (2013) 

    « La première fois que j’ai vu mon traître, il m’a appris à pisser. » Son nom est donné d’emblée : Tyrone Meehan, rencontré dans un club de Belfast « réservé aux anciens prisonniers républicains ». Jim, un ami menuisier et chômeur, et sa femme Cathy O’Leary ont amené là leur ami français en avril 1977, au milieu d’une « petite foule qui vivait entre liberté et captivité, qui avait sa place aux tables à bière, et puis ses habitudes derrière les barbelés. »

    En début ou en fin de soirée, on joue Soldier's Song, l’hymne national irlandais, un instant qu’Antoine aime partager : « Et là, au milieu de tous, debout avec tous, avec le même regard blessé, le même visage de craie, les mêmes cheveux de pluie, la même respiration fragile, j’étais comme irlandais. » Cela fait deux ans qu’il laisse régulièrement son petit atelier parisien, « l’odeur du bois et du vernis », pour se rendre chez Jim en Irlande du Nord où errent tant de journalistes, de militants de la cause irlandaise.

    Il est tout de suite séduit par le petit homme élégant, « en veste de tweed marron chiné d’ocre et de vert, avec une chemise à carreaux fins et une cravate de laine sombre » et casquette de laine, qui lui montre comment se tenir devant l’urinoir sans éclabousser ses chaussures. Antoine a trente-deux ans, l’homme beaucoup plus. A l’étonnement de Jim quand il revient à sa table, le Français comprend que Tyrone Meehan « était de ceux que célèbrent les chansons rebelles », un vétéran que tous les Irlandais admirent.

    C’est à Paris en 1974 qu’un Breton venu à son atelier lui a fait rencontrer « la République irlandaise », en lui montrant la photo d’un homme souriant « qui portait une chemise à col rond ». Dans son étui à violon, ce visiteur avait collé une photo de James Connolly, un patriote irlandais fusillé en 1916. Antoine a aimé ce visage.

    Pour ses trente ans, en 1975, il est allé faire la fête à Dublin avec un ami apprenti avec lui à Mirecourt, marié à une Irlandaise. Puis, en se souvenant d’une remarque du Breton – « Vous ne connaissez pas le Nord ? Alors vous ne connaissez pas l’Irlande »  –, il a pris un bus pour Belfast, a marché dans des rues où les blindés britanniques passaient sans cesse, et c’est là que Jim O’Leary a proposé à l’homme au violon, tout simplement, de rentrer boire un thé chez lui, et qu’il a fait connaissance avec ce couple accueillant dont le fils était mort l’année d’avant d’une balle plastique reçue en plein front.

    La vie d’Antoine en est changée. De lui-même, il ne dit pas grand-chose à part l’amour de son métier et quelques lignes sur sa femme qui l’a quitté, sur ses amis d’avant qui ne le reconnaissent plus. Auprès de ces Irlandais il se sent différent, « quelqu’un en plus », avec « un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs ». Il lit tout ce qu’il trouve sur l’Irlande, apprend son histoire, sa langue, le goût de la Guinness. Chaque fois qu’il retourne auprès de ses amis, de Tyrone qui le traite comme un fils, il se sent à sa place. Il voudrait épouser leur cause, même si eux préfèrent qu’il reste lui-même, leur ami français.

    Mon traître est l’histoire de cette amitié, de ce compagnonnage avec des militants de l’IRA, et d’une trahison improbable qui va tout chambouler. Sorj Chalandon, journaliste et écrivain, a nourri cette fiction de trente ans d’histoire irlandaise et de lutte armée il a reçu le prix Albert-Londres en 1998 pour ses reportages sur l’IRA. Au plus près des faits mais en changeant certains noms, il décrit cette fraternité qu’il a lui-même vécue tout en s’interrogeant sur son traître, un traître fascinant.

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    1915 - 2015

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    (mise à jour 2/2/2015 15h10)

     

     

     

  • A bon port

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    « Et le destin ? demanderont certains, avec un clin d’œil appuyé à l’Oriental que je suis. J’ai l’habitude de répondre que pour l’homme, le destin est comme le vent pour un voilier. Celui qui est à la barre ne peut décider d’où souffle le vent, ni avec quelle force, mais il peut orienter sa propre voile. Et cela fait parfois une sacrée différence. Le même vent qui fera périr un marin inexpérimenté, ou imprudent, ou mal inspiré, ramènera un autre à bon port. »

    Amin Maalouf, Les identités meurtrières

    John Henry Twachtman  (1853 - 1902), Voile dans le brouillard